J’arrive à Santa Eulàlia de Puig-Oriol. La première chose que j’entends en ouvrant la portière de la voiture est le tintement des cloches. En sortant, je sens l’odeur du fumier fraîchement piétiné sur la route. Les chèvres en question sont parquées non loin, à côté de la mairie.

Nous sommes le 20 septembre 2024 et je suis ici pour la huitième Fête de la Transhumance. Comme moi, les chèvres sont venues de l’autre côté des Pyrénées mais, contrairement à moi, elles ont marché. Elles sont parties il y a dix jours de Llívia et viennent d’arriver dans ce village près de Vic en Catalogne. Elles sont encore loin de chez elles, sur la côte, dans la région viticole du Penedès (près de Sitges).

Un jeune homme s’affaire autour de l’enclos. Ce doit être Daniel Grialdo, le chevrier. Dani, je l’apprends bientôt, n’est pas un éleveur ordinaire.

D’abord, contrairement à ses collègues, il n’a pas sollicité les subventions européennes qui représentent plus de la moitié de leurs revenus. Il ne supporte pas la parerasse et les contraintes, dit-il.

D’un autre côté, la transhumance qu’il pratique depuis deux ans n’entre pas non plus dans les normes. En 2023, Dani a conduit pour la première fois ses cent vingt chèvres sur le Camí ramader de Marina (Chemin de transhumance méditerranéen). Elles n’ont pu rester dans les estives qu’un mois et demi, car la marche a pris un mois dans chaque sens. Cette année, Dani répète l’expérience et rentre maintenant chez lui à Alforja, où sa femme et ses deux filles vivent l’attendent.

Camí ramader de Marina © camiramaderdemarina.cat

En revanche, la plupart des éleveurs conduisent désormais leurs animaux vers les montagnes en camion. Cela se passe à la fin du printemps. Très peu de gens font le voyage à pied, et même pour ces excentriques, trois jours sont considérés comme un maximum. Le bétail passe ensuite quatre mois ou plus dans les pâturages d’altitude où l’herbe est littéralement plus verte. En septembre ou octobre, il rentre chez lui.

Une autre particularité est que le troupeau de Dani est étudié par l’Université de Lleida en collaboration avec des entreprises d’alimentation animale.

Dani traite ses chèvres
Dani traite ses chèvres

Et l’un des objectifs de ses pérégrinations est de promouvoir l’élevage auprès des jeunes. Chaque fois qu’il s’arrête dans un village, il doit traire les chèvres qui sont en lactation, au nombre de vingt-cinq à trente. À cette époque de l’année, elles produisent environ trente litres, qu’il utilise pour fabriquer du fromage. Les enfants du village sont encouragés à participer à la traite et à boire le résultat. Je goûte également pour la première fois le lait encore tiède. Il est étonnamment sucré et crémeux, rien à voir avec le fromage.

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L’histoire de Dani et ses chèvres a commencé en 2008, lorsqu’il a quitté la vie urbaine. Pendant plus d’une décennie, les pâturages voisins ont fourni la majeure partie de l’herbe dont ses animaux avaient besoin. Mais l’été 2019 a été exceptionnellement sec et Dani a dû payer 6 000 € pour le fourrage. C’est ainsi qu’en 2020, il a essayé pour la première fois l’idée de la transhumance, dans le parc naturel de la Serra de Montsant. Contrairement à la plupart des gens cette année-là de Covid, il était libre de se promener où il le voulait. Les conditions de vie étaient rudimentaires mais c’était son choix. Il dormait parfois sous des rochers. Son principal équipement était un trépied et un chaudron pour faire du fromage, et un sac de couchage. Il a continué à se rendre à Montsant pendant encore deux ans.

Puis, en 2023, il a changé de destination pour les Pyrénées. Le catalyseur a été Joan Rovira, un historien qui a passé de nombreuses décennies à enquêter sur les chemins de transhumance catalanes. La première trace écrite du Camí ramader de Marina, dit-il, date du 25 août 1055. Les deux hommes aimeraient que le chemin reprenne vie et la fête de ce week-end s’inscrit dans cet effort.

 

Souvent, les événements de transhumance sont inclus dans le calendrier touristique, et pourquoi pas ? Mais ici à Santa Eulàlia, la fête est discrète, les détails ne sont annoncés que quinze jours à l’avance. La fête se concentre sur la transmission des connaissances aux générations futures, donc tout le monde, sauf moi, a un lien avec l’élevage. Au début, étant donné que je vais parler de réensauvagement, je me sens comme un loup dans la bergerie, mais mon exposé est bien accueilli et je me détends rapidement.

À la fin de la journée, j’ai même une conversation cordiale avec le berger et militant anti-ours José-Lluís Castell, dit Pubill. Son père, me dit-il, a commencé avec douze brebis. Pubill en a maintenant dix mille. Ses brebis vont toujours de la ferme d’Areny à la montagne à pied, cette année jusqu’à la Vall de Boí. Il participe à la Fête de la Transhumance depuis le début. D’autres participants me disent qu’il vit pour ses brebis. Malgré la taille de l’entreprise, elles ne sont pas seulement un moyen de gagner de l’argent ; il se salit les mains.

J’apprends également que la durée de la transhumance de Dani signifie qu’il doit prêter une attention particulière à la nutrition, bien plus que si le voyage ne durait que trois jours. C’est pourquoi il a demandé conseil à l’Université de Lleida et à deux fabricants d’aliments, Coop Salelles et Tecnovit. Le premier problème est que les animaux passent une grande partie de la journée à marcher, ce qui les empêche de paître. De plus, ils traversent quatre écosystèmes différents, donc chaque semaine leurs besoins alimentaires diffèrent. Pour pallier tout déficit, les chèvres reçoivent des compléments alimentaires spécialement élaborés.

goats eating

Le deuxième problème est l’eau. Autrefois, chaque village avait un puits ou l’eau était canalisée d’une rivière vers un abreuvoir. Les puits et les abreuvoirs sont désormais à sec. Le troupeau doit donc se contenter de l’eau du robinet. Mais les chèvres n’aiment pas l’odeur du chlore et refusent de boire plus que le minimum. Pour lutter contre ce problème, les techniciens ajoutent à l’eau de la mélasse de betterave, des nutriments et du vinaigre. C’est une potion qui est à la fois potable pour les chèvres et un bon complément pour le voyage. C’est leur Aquarius, dit Dani.

Il y a aussi une présentation sur le traitement des animaux avec des herbes plutôt que des médicaments synthétiques. Il est communément admis que les animaux malades recherchent des plantes spécifiques. Il est désormais possible d’acheter des concentrés dérivés de ces plantes qui auront le même effet, dit Raquel Servitja.

La conférence se termine par un hommage à Ernest Sitjes, qui est berger depuis plus d’un demi-siècle. L’autre talent d’Ernest est musical, et la soirée se poursuit par des danses accompagnées de sa voix, son accordéon et son tambour. D’autres musiciens arrivent et un orchestre improvisé ajoute quatre accordéons, un violon et un cajón. Le souper commence par une interprétation vibrante de « Quina taula tan ben parada [quelle table si joliment dressée] ». Tout le monde passe un bon moment.